Au bout d’un sentier aveuglé par la moiteur, ils atteignent une partie du cimetière consacrée aux anonymes. Le paradoxe est là : des chiffres. Des symboles. Des suites de caractères imprononçables, des dessins, et même une pierre en forme de X, couverte de mousse. L’ignorance faite chair.
– Cela peut surprendre tout d’abord, mais finalement, c’est assez logique : c’est dans un cimetière aux noms multiples mais ne signifiant rien qu’il a trouvé le passage. Dans les premiers temps, c’est devenu une véritable usine. La file s’étendait jusqu’aux grilles, et même au-delà, dès les premières habitations à plusieurs kilomètres. Il y avait une économie parallèle, les places se revendaient au marché noir, les privilèges tacites favorisaient les femmes enceintes, les mutilés de guerre. Une finance de la peur. Tout s’est écroulé.
On sent sa sueur à plusieurs mètres. Et son souffle d’asthmatique court parmi ses bronches ossifiées.
– On ignore pourquoi, certains ne sont pas parvenus à passer. Et ce qu’ils sont devenus en ont dégoûté plus d’un. Je devrais plutôt dire : ce qu’il est resté d’eux. Heureusement qu’ils emportaient leurs papiers…
Un trou attend. Un beau trou rectangulaire, net, au rasoir. La taille semble correcte.
– … mais ce n’est plus arrivé depuis des lunes.
Un trou parfait pour lui.
– Vous vous allongerez au fond, face contre terre, dos au ciel.
Un espace en creux aspirant à la convexité.
– Vous ne tenterez pas de respirer.
Un vide qu’il aspirait à remplir…
– Vous vous laisserez recouvrir jusqu’à ce que vous soyez appelé…
… maintenant.
– … demain matin.
Le Passager descend dans le trou, s’agenouille, jette un œil sur ce qu’il abandonne : le visage du Passeur, un museau curieux. Il ramène un bras sous son ventre, l’autre sous son front, et cesse lentement de respirer. La terre tombe sur lui, recrée l’obscurité dans un cocon. Les bruits reculent.